Tu veux un boulot ? Traverse la rue ! Punch-line discutable qui se tient sans doute rue de la Loi ou sur le parvis de lâENA mais qui se noie en bord de Sambre. ChargĂ©e de diplĂŽmes, de rĂ©fĂ©rences, du gros rĂ©seau Ă papa et pistonnĂ©e comme un moteur de RS6, peut-ĂȘtre quâil suffit effectivement Ă la jeune mule de se baisser pour brouter lâherbe verte de la rĂ©ussite. Mais ici, MĂŽsieur, les pâtites fleurs ont souvent un goĂ»t amer : celui de la guigne. Le travail ne pousse pas Ă tous les coins de rue et les gens ont les articulations grippĂ©es par la mauvaise vie.
Il nây a quâa former aux mĂ©tiers en pĂ©nurie ! clame le capital. Parlons-en de ces fameux mĂ©tiers en pĂ©nurie. Points-communs : (Ă quelques exceptions prĂšs) travail pĂ©nible, horaire dâesclave, rĂ©munĂ©ration discutable, dĂ©veloppement personnel proche du nĂ©ant. Ces mĂ©tiers, MĂŽsieur, sont de ceux pour lesquels vous accueilliez jadis Ă bras ouverts ces migrants que vous flagellez depuis Ă tout bout de champ. Quâils sâen contentent voyons ! Aujourdâhui, faute de main dâĆuvre Ă©trangĂšre MĂŽsieur, tu vas piocher dans ce quâil te reste : les plus fragiles de tes concitoyens, ceux que tu peux effrayer, manipuler, presser Ă lâenvie.
Qui sont-ils ces fragilisĂ©s ? Les surnumĂ©raires. Relisons tous Robert Castel et son analyse des rejetĂ©s de la sociĂ©tĂ©. Tout systĂšme organisĂ© crĂ©e ses exclus, Ă©crit-il. Si tu ne rentres pas dans le moule, si tu ne corresponds pas Ă la norme, basta ! Les raisons de cette incompatibilitĂ© sont multiples et ont Ă©tĂ© analysĂ©es en long et en large. Comme nous le disions plus haut, nous ne sommes pas tous sortis de la cuisse de Jupiter, le petit Pierre-Henry aura obligatoirement plus de chance de devenir avocat en sortant dâune bonne Ă©cole dans la Merco paternelle pour aller au Paddle que le petit Thierry (ne parlons mĂȘme pas de Yassin) qui traine ses guĂȘtres dans une Ă©cole amiantĂ©e et Ă moitiĂ© brulĂ©e de Charlouzâ avant de rentrer en mĂ©tro pour jouer Ă TĂ©tris.
Ainsi, comme tu es nĂ© dans un milieu dĂ©favorisĂ© (en tous cas qui nâa pas la faveur du capital), tu as beaucoup plus de chances de rejoindre le flot de chĂŽmeurs malaimĂ©s. Tu alimenteras probablement cette manne « qui coĂ»te Ă la Belgique ». Or, on te sermonne quâil y a des postes vacants dans ces mĂ©tiers en pĂ©nurie. Quâattends-tu ? Forme-toi et arbeit ! Tu ne veux pas ? Tu nâes alors quâun fainĂ©ant et nous avons le droit, que dis-je, le devoir de te couper les vivres. Tu ne suceras plus le sein laiteux de ma sociĂ©tĂ© ultra-libĂ©rale. Tu es un rebus, un surnumĂ©raire.
De notre point de vue, ici Ă la Funoc, ce discours nous rĂ©volte Ă©videmment. Car la rĂ©alitĂ© des gens est bien plus complexe. Oui, il faut former, assurĂ©ment. Mais pas Ă nâimporte quel prix. Car la formation telle que nous la concevons nâest pas simplement lâacquisition de compĂ©tences professionnelles. Nous envisageons au contraire lâaccompagnement de nos stagiaires comme un grand tout qui leur redonne des bases, qui leur offre les outils pour apprĂ©hender cette sociĂ©tĂ© hostile qui nâattend quâune chose : les rejeter. Câest ça, la qualification sociale : ĂȘtre capable dâĂ©voluer Ă tous les niveaux dans son environnement.
Un autre point mâinquiĂšte. Cette pĂ©nurie est-elle bien rĂ©elle ou ne serait-elle quâune invention du politique ? Dans un article rĂ©cent de lâĂcho, le sociologue Jean-François Orianne explique les choses autrement. Pour lui, certes, certains mĂ©tiers peinent Ă trouver de la main-dâĆuvre, par manque dâattractivitĂ© notamment, mais câest tout Ă fait normal. Il existe par contre une rĂ©elle pĂ©nurie de lâemploi. Mais, câest la thĂ©orie de J-F Orianne, il est plus intĂ©ressant pour le politique de changer la donne, de dire que les gens ne veulent pas travailler dans certaines fonctions (en insistant Ă coup de comâ) plutĂŽt que de dire quâil manque du travail de maniĂšre gĂ©nĂ©rale pour beaucoup de monde. Ainsi, il se dĂ©douane en quelque sorte de sa gestion du chĂŽmage en reportant la faute sur lâautre, lâaccusant indirectement de ne pas prendre ses responsabilitĂ©s. Si cela est vrai et jâaurais tendance Ă le croire, que faut-il en penser ?
En tant que directeur de notre institution, je refuse cette thĂ©orie nausĂ©abonde liĂ©e aux mĂ©tiers en pĂ©nurie. Je ne pousserai donc pas « mes surnumĂ©raires » dans les bras dâune logique marchande rĂ©pugnante. Je ne ferai jamais passer le rĂ©sultat avant le bien-ĂȘtre des gens. La Funoc empĂȘche les gens de retomber plus bas, ce nâest pas pour les prĂ©cipiter dans lâenfer de mĂ©tiers qui ne leur correspondraient pas. Car finalement, MĂŽsieur du capital, la seule vraie pĂ©nurie aujourdâhui en Belgique est celle de la Bienveillance.
đđ». đŁđžđŸđ»đ·đžđ, directeur gĂ©nĂ©ral de la FUNOC
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